Communiqué RSISL - Ukraine : Bilkis, un féminisme solidaire

« Le 26 février avec notre initiative, sera un jour inoubliable. Tout ça parce que ce dimanche nous allons commencer une nouvelle activité, qui s'appellera Godivnichka[1] ... Tous les sans-abri et les personnes à faible revenu ont besoin d'une aide de base, abordable et surtout, régulière... Les distributions de repas seront faites dans la rue Mazepa, à droite depuis le marché Poplar sur l'aire de jeux. Recevoir notre aide n’est lié à aucun préalable d’opinion politique ou religieuse, aucun document ou aucune prière de la part du peuple ne sera nécessaire pour la recevoir. Vous pouvez juste venir pour un déjeuner chaud, peu importe les circonstances de la vie. » C’est ainsi qu’en février dernier Bilkis, annonçait sa nouvelle activité qui s’ajoute aux nombreuses autres déployées par le groupe féministe de Lviv. Deux de ses membres ont bien voulu répondre à nos questions sur ce projet ambitieux.

Depuis février 2023, vous distribuez des repas à Lviv. Comment vous est venue cette idée ?

Ivanka, membre de l'équipe Bilkis et coordinatrice du projet Godivnichka : Quand j'étais enfant, mes parents et moi passions devant des poubelles et je voyais des gens qui prenaient de la nourriture dans les poubelles et je les regardais avec une curiosité enfantine : «Si tu étudies mal, tu vivras comme eux» me disaient mes parents. J'ai très mal étudié et leurs prédictions se sont partiellement réalisées, car à l'âge de 20 ans j'ai découvert le monde du freeganisme[2] et je suis devenu celle qui fouille dans les poubelles))) C'est en interagissant avec les « déchets » que je suis entré en contact avec des gens qui ne sont pas comme moi qui agit pour des raisons idéologiques partisanes, mais qui sont dans le besoin, la pauvreté, l'insécurité sociale. Toutes leurs histoires m'ont touchée au plus profond de mon âme et j'ai toujours pensé à mes privilèges et à la façon dont je voulais aider les personnes en situation de vulnérabilité. Cet hiver, nous avons reçu une subvention pour nos activités, chaque membre de l'équipe a exprimé ce qu'elle aimerait faire, et c'est à ce moment-là que j'ai réalisé qu'en fait, tout était prêt pour commencer à faire ce que je voulais depuis longtemps. J'avais très peur, je me posais des questions et j’avais des craintes : quoi, où, comment ? Je n'avais jamais eu d'expérience dans ce domaine, mais la synergie a joué un rôle clé. Nous avons trouvé une équipe, de grandes marmites, des récipients et une cuisine. Peu de gens sont venus aux premières distributions, l'erreur résidait dans notre mauvaise information, mais tout a changé après les annonces dans la rue, lorsque j'ai distribué dans toute la ville des tracts sur l'heure et le lieu des déjeuners gratuits. Aujourd'hui, nous avons une longue file d'attente, nous proposons une portion rationnée et tout est mangé.

Comment vous organisez-vous pour distribuer plus ou moins de 100 repas, est-ce un travail énorme ? J'ai vu sur les photos que des hommes participaient également à la distribution, qui sont-ils ?

Ivanka : Pour ce projet, je suis la coordinatrice et l'assistante du cuisinier. Le cuisinier principal est Timur, et trois volontaires se relaient pour aider à la distribution. Au cours de la semaine, nous discutons de ce que nous allons préparer, des stocks de nourriture que nous avons, de l'argent dont nous disposons et des produits qui sont actuellement en vente ou de saison. Le samedi soir ou le dimanche matin, nous faisons des achats au marché ou au supermarché ATB. Le dimanche, je viens chez Timur dans la matinée et nous commençons à cuisiner. J'aime beaucoup ce processus et j'aborde toujours chacune de ses étapes avec amour, même s'il s'agit d’éplucher 30 kg de pommes de terre. Toute la maison sent la nourriture, nous aérons sans cesse la cuisine, nous sentons nous-mêmes l'odeur des oignons frits. Nous préparons un plat, une boisson, et il y a toujours une friandise - des biscuits ou des sucreries. Lorsque tout est prêt, on le met dans de grands récipients. Nous nous accordons une «pause cigarette» de quelques minutes et nous goûtons ce que nous avons préparé. Tous nos plats sont très savoureux et nutritifs. Ensuite, nous appelons un taxi, nous chargeons une table pliante, les récipients et tout ce dont nous avons besoin, et nous nous rendons au point de distribution, où des personnes nous attendent avec des assiettes vides (pour des raisons environnementales, nous demandons d'apporter des couverts réutilisables et nous n'utilisons pratiquement pas de plastique jetable). La distribution commence à 12h00 et se déroule rapidement. Timur remplit les assiettes, un des volontaires verse une boisson, je distribue des bonbons, parfois nous changeons de rôle. Tout le monde repart rassasié, nous replions la table et allons à l'arrêt de bus, au retour nous prenons les transports publics et ramenons les récipients vides à la maison, nettoyons la cuisine et nous nous disons au revoir jusqu'au dimanche prochain. Tout le monde peut être membre de l’équipe de distribution, les hommes sur la photo font partie de nos connaissances du cercle des activistes qui se joignent au projet.

Comment la population réagit-elle ? Avez-vous reçu de l'aide de la part des autorités de la ville ou d'autres soutiens ?

Ivanka : Les gens disent toujours merci, merci beaucoup. Les plats sont complimentés, nous voyons les assiettes vides, et c'est le meilleur retour d'information et la meilleure réaction pour nous. Malheureusement, nous n'avons jamais reçu de soutien [des autorités], ce projet est né grâce à une subvention. Elle a été calculée pour six mois de distribution, mais grâce à notre gestion rigoureuse et de notre esprit frugal, nous avons dépensé un peu plus de la moitié de la somme, nous sommes donc très heureuses d'avoir encore de l'argent pour poursuivre ce projet d'ici la fin de l'année.

Ces distributions ne relèvent pas de la charité mais de la solidarité sociale qui est au centre des activités de Bilkis, un groupe féministe antipatriarcal et anticapitaliste. Comment reliez-vous cette activité d'aide alimentaire à votre combat féministe ?

Ivanka : Quand je parle de féminisme, il s'agit de beaucoup de choses et surtout de justice, de sécurité et d'égalité. Ce n'est qu'un aspect. Divers problèmes sociaux peuvent être superposés à ce socle, comme le harcèlement sexuel, la violence domestique, les stéréotypes, y compris l'inégalité sociale. En tant que féministe militante, je veux rendre le monde plus heureux, plus sûr et plus juste grâce à l'égalité et à l'équité. C'est précisément là qu'il y a un lien entre nos activités et les personnes qui viennent manger à notre table. Je perçois le féminisme, avant tout, comme un projet avec une vision du monde visant à construire l'avenir. Dans les conditions actuelles, j'ai réalisé que nous devions essayer de rendre notre société plus sensible et plus attentive à ceux qui sont plus vulnérables que nous, en ce moment même, pendant la guerre, afin d'en sortir non seulement vainqueurs, mais aussi en tant que société démocratique et égalitaire.

Vous avez de nombreuses activités. Avez-vous d'autres projets ?

Yana, membre de l'équipe Bilkis et coordinatrice de l'Espace des choses : Aujourd'hui, nos principaux projets sont Godivnichka et L’Espace de chose. En outre, nous enregistrons un podcast que nous commencerons à diffuser à la mi-septembre. Il s'agira ensuite de podcasts en ukrainien sur des sujets courants avec une perspective de genre, tels que la nourriture, les transports, la langue, etc. Nous sommes également en train de développer un site web.

De temps en temps, nous organisons des événements : des projections de films, des clubs de parole, des soirées de divertissement et nous avons récemment organisé une exposition [sur le corps de femmes NdT]. En juillet, notre membre Ivanka s'est rendu dans la région de Donetsk avec des «colis de  joie» – il s'agit de 43 boîtes de bonbons et de jouets pour les enfants qui vivent encore dans cette région. Elle effectuera peut-être un autre voyage à l'automne dans les régions de Donetsk, Mykolaïv ou Kherson. Nous avons également publié un zine Activistka sur les femmes – militaires ou militantes –  pendant la guerre à grande échelle. Nous avons actuellement deux autres zines en cours de préparation – le premier porte sur les femmes qui sont dépendantes des drogues ou qui en consomment, et le second sur les femmes sans-abri et leur vie dans la rue. Un court-métrage est également prévu sur les femmes âgées et sur la façon dont elles vivent la vieillesse et les défis auxquels elles sont confrontées.

Un mot sur l'Espace des choses. Quel bilan tirez-vous de cette activité ?

Yana : L'Espace des choses est un espace libre et permanent qui fonctionne 3 jours par semaine pendant 3 heures. On peut apporter et donner des choses et on peut en prendre. Il s'agit d'un projet à vocation sociale et écologique. Nous recevons beaucoup de réactions positives et reconnaissantes. En août (2023), ce projet a déjà un an ! Nous pensons que ce projet est nécessaire, nous le voyons parce que le nombre de visiteuses est élevé. Nous aimons ce que nous faisons. Et nous avons l'intention de continuer à le faire.  Les choses devraient être réutilisables et gratuites, et non pas polluer sans but la planète et voler nos ressources.

Pour en savoir plus en téléchargement gratuit : Bilkis, un groupe féministe ukrainien

[1] Que l’on peut traduire par mangeoire pour oiseaux. NdT.

[2] La démarche du « freeganisme » prône un mode alternatif de consommation qui tend vers la gratuité et lutte contre le gaspillage.

https://laboursolidarity.org/fr/n/2780/bilkis-un-feminisme-solidaire