Tribune publiée dans Libération
C’est une inquiétante première pour l’Hexagone : une multinationale pétro-gazière cherche à museler une ONG environnementale pour avoir dénoncé sa responsabilité climatique. Le 28 avril 2023, TotalEnergies a assigné en justice l’association Greenpeace France en raison de la publication d’un rapport qui interrogeait l’évaluation et la transparence de la major sur ses émissions de gaz à effet de serre («Bilan carbone de Total : le compte n’y est pas», publié en novembre 2022). Cette procédure, dans laquelle TotalEnergies demande au juge d’ordonner la suppression pure et simple du rapport, constitue une menace grave pour la liberté d’expression sur les enjeux du dérèglement climatique et la responsabilité de l’industrie fossile dans celui-ci.
Ce type de stratégie judiciaire porte un nom : procédure-bâillon. Une procédure complexe devant les juridictions civiles, nécessairement coûteuse pour Greenpeace, et qui peut être très longue, dans l’intention d’intimider et de faire taire quiconque serait tenté de questionner le bilan carbone de TotalEnergies.
La stratégie judiciaire de TotalEnergies interroge d’autant plus que la comptabilité carbone est par essence une science d’estimation, et surtout une expertise en cours de perfectionnement. Le travail de contre-expertise, comme celui qu’a mené Greenpeace, est essentiel et doit être protégé car de la comptabilité carbone dépend la capacité d’évaluer la réalité des émissions et donc de définir des stratégies climat solides et les réductions d’émissions nécessaires. Au-delà de Greenpeace France, TotalEnergies cherche donc à entraver la production d’études et de contre-analyses sur un champ de recherche pourtant fondamental pour le climat.
Il n’est pourtant un secret pour personne, encore moins pour les experts scientifiques du climat, qu’aujourd’hui les entreprises les plus polluantes tordent les notions scientifiques à leur avantage. Ainsi, dans une tribune parue dans le Monde, Valérie Masson-Delmotte, Céline Guivarch ou encore Jean Jouzel, citant TotalEnergies, rappelaient qu’à l’heure actuelle «chaque compagnie pétrolière retient sa propre définition de la neutralité carbone», dénonçant le manque de transparence de l’industrie pétro-gazière sur ses objectifs climatiques.
Derrière son slogan vertueux de major de l’énergie responsable et ses publicités vantant le développement d’énergie renouvelable, le modèle économique de l’entreprise repose en réalité sur une production globale d’énergie fondée à plus de 98 % sur l’exploitation mortifère du gaz et du pétrole.
Des conséquences irréversibles pour les pays et les populations
La science est pourtant formelle : à rebours de la stratégie industrielle de TotalEnergies, il est impératif de réduire drastiquement l’extraction de combustibles fossiles et de mettre un terme à tout nouveau projet d’exploitation d’hydrocarbures. Sans réduction drastique et immédiate de nos émissions, les conséquences vont être terribles et irréversibles, des territoires deviendront invivables ou seront impactés par des catastrophes climatiques qui font d’ores et déjà des dizaines de milliers de victimes et coûtent plusieurs milliards d’euros en reconstruction. Des conséquences lourdes pour les populations et les pays les moins responsables du changement climatique qui n’ont pas les moyens financiers d’y faire face.
Pourtant, la major continue d’investir dans l’expansion de plusieurs dizaines de projets d’extraction et elle est numéro 2 au classement mondial des entreprises impliquées dans des mégagisements fossiles. Derrière les projets EACOP et Tilenga qui illustrent de façon emblématique cette logique d’expansion, se cachent ainsi de nombreuses «bombes climatiques». TotalEnergies participe également au développement de nombreux projets de gaz liquéfié, alors que l’Union européenne devrait cesser toute importation de gaz liquéfié avant 2030 si elle veut respecter ses engagements climatiques. Elle investit aussi lourdement dans le gaz de schiste extrait par fracturation hydraulique alors que ce procédé extrêmement polluant est interdit en France.
De Bolloré à Vinci, en passant désormais par TotalEnergies, les exemples de multinationales qui cherchent à réduire au silence journalistes et ONG se multiplient. Mais la menace judiciaire ne fera taire ni les organisations du mouvement climat, ni la science, ni les millions de personnes mobilisées pour faire primer l’intérêt général sur les profits financiers.
Signataires :
Claire Nouvian fondatrice et directrice générale de Bloom Gilliane Le Gallic présidente d’Alofa Tuvalu Sandra Cossart directrice générale de Sherpa Khaled Gaiji président des Amis de la Terre France Antoine Gatet président de France Nature Environnement Lucie Pinson fondatrice et directrice de Reclaim Finance Emma Tosini animatrice générale d’Alternatiba Juliette Franquet directrice de Zero Waste France Edgar Blaustein économiste chez Global Chance Patrick Baudouin président de la Ligue des droits de l’Homme Armel Prieur animateur chez Compte carbone Hugo Viel chargé de campagne chez 350.org Morgane Créach directrice générale du Réseau Action Climat Magali Payen fondatrice et directrice générale de On est prêt Simon Duteil et Murielle Guilbert co-délégué·es généraux de l’Union syndicale Solidaires Cécile Duflot directrice générale d’Oxfam France Karine Jacquemart directrice générale de Foodwatch Youlie Yamamoto porte-parole d’Attac France Agnès Briançon et Antoine Chuzeville cosecrétaires généraux du Syndicat national des journalistes Sixtine Guellec et Félicie Duault coprésidentes de CliMates Benoît Teste secrétaire général de la FSU Marie Youakim co-présidente de Ritimo Olivier Petitjean co-fondateur et coordinateur de l’Observatoire des multinationales Martin Kopp coordinateur de GreenFaith France Jérémie Suissa délégué général de Notre affaire à tous Camille Etienne militante climat Cyril Dion réalisateur Gilbert Landais coprésident de Chrétiens Unis pour la Terre Arthur Claudotte-Grimon membre de StopTotal Pablo Eymard-Picollec coordinateur plaidoyer chez Jeunes Ambassadeurs pour le Climat Extinction Rebellion France, Le groupe de support stratégique inter orgas, Réseau Sortir du nucléaire.