Tribune collective : Logement - « La loi Kasbarian-Bergé est dangereuse et indigne pour les femmes »

« Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à 3 heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée. » Ce n’est pas un hasard si l’appel de l’abbé Pierre du 1er février 1954 s’ouvre sur l’annonce de la mort d’une femme.

Soixante-huit ans plus tard, la situation des femmes face à la précarité du logement n’a cessé de s’aggraver et la loi Kasbarian-Bergé, votée vendredi 2 décembre en première lecture par Renaissance, Les Républicains et le Rassemblement national, sonne pour beaucoup d’entre elles comme une sentence de mort.

La loi prévoit de criminaliser les occupants et occupantes de tout local, logement, bureau, atelier, hangar qui ne sont pas titulaires d’un bail en cours de validité, c’est-à-dire les locataires qui sont l’objet d’un jugement d’expulsion, ou les victimes d’un marchand de sommeil, les personnes qui occupent un local vide par nécessité pour se sauver de la rue, les personnes hébergées par des tiers… Elle prévoit un mécanisme d’expulsion en quarante-huit heures, sans contrôle du juge.

Cette mesure est disproportionnée dans un pays où plus de 3,1 millions de logements sont vacants, et où le nombre de sans-logis et de demandes HLM n’a jamais été aussi important depuis cinquante ans ! Pour les locataires qui affrontent un accident de la vie, comme une séparation, des violences conjugales, une perte d’emploi, des retards dans les prestations sociales, une maladie, c’est une épée de Damoclès.

Une loi contraire à l’intérêt général et aux droits humains

Ainsi, les personnes précaires, que l’Etat est supposé protéger, seront envoyées en prison pour avoir exercé un droit naturel et imprescriptible : celui de se maintenir dans la dignité. Rappelons que de nombreux bâtiments sont achetés et laissés vides pour faire monter les prix et favoriser la spéculation immobilière.

Cette loi, profondément injuste et antisociale, va doubler le nombre de personnes sans domicile pour les bénéfices de quelques-uns (Fondation Abbé Pierre).

Cette loi, contraire à l’intérêt général et aux droits humains, va accroître la grande misère pour permettre aux spéculateurs de laisser des locaux vacants, et aux grands propriétaires de gagner toujours plus, alors que les loyers ne cessent d’augmenter… Nous, associations féministes, nous insurgeons contre cette loi, car nous savons qu’elle impactera avant tout les femmes précaires qui vont être précipitées dans des situations de détresse extrême.

Les femmes sont les premières touchées par la hausse du coût du logement en France au regard de leur plus grande pauvreté et de l’ensemble des inégalités résultant du système patriarcal : inégalités salariales, surreprésentation des femmes dans le travail à temps partiel (82 %) et le travail précaire… En outre, dans 85 % des cas, le parent de famille monoparentale est une femme et 46 % des enfants qui vivent avec leur mère seule sont pauvres.

Cette loi ouvre un boulevard aux abus de pouvoir

Les femmes exposées à plusieurs formes d’oppression seront davantage affectées. Les femmes migrantes, les femmes en situation de prostitution, les femmes victimes de traite, les femmes en situation de handicap, les femmes monoparentales, les femmes en situation d’itinérance, les femmes fuyant des foyers violents et incestueux, les jeunes femmes issues de l’aide sociale à l’enfance seront les premières victimes de cette loi. Contraintes à dormir dans la rue, elles seront victimes de violences, de viols à répétition. Elles vivront la torture d’une mort lente. En effet, selon l’association Entourage, une agression sexuelle sur une femme SDF a lieu toutes les huit heures en France.

En criminalisant les locataires précaires et en accélérant les mises à la rue, en précarisant encore davantage celles qui subissent déjà des violences et des inégalités, en ignorant la réalité du rapport de force bailleur- locataire, la loi Kasbarian-Bergé ouvre un boulevard aux abus de pouvoir. Des agresseurs profiteront de la vulnérabilité économique de certaines pour les exploiter et extorquer des actes sexuels. C’est déjà le cas de nombreux conjoints violents titulaires du bail ou de propriétaires qui offrent des logements contre des « paiements en nature » (Franceinfo).

Ceux qui squattent des logements vides ne le font pas par choix

Nous, associations féministes, rappelons que l’accès à un hébergement digne et sécurisé est un préalable à toute sortie de la violence. C’est l’une des premières demandes des victimes, afin d’éviter de connaître ou de répéter le pire : la rue ou le retour chez l’agresseur. Les personnes qui squattent des logements vides ne le font pas par choix, mais bien parce que leur droit à l’accès au logement n’est pas respecté, ce qui les met en danger.

Nous, associations féministes, nous nous mobilisons contre cette loi dangereuse et indigne pour les femmeset nous exigeons son abandon au nom de la dignité humaine, des droits des femmes et du respect des valeurs les plus fondamentales de notre contrat social.

Nous demandons que le gouvernement s’attaque à la crise du logement et à ceux qui en sont à l’origine, afin que les femmes puissent jouir de leurs droits naturels et imprescriptibles.

Les signataires de la tribune : Zahra Agsous, Maison des femmes de Paris ; Alyssa Ahrabare, porte- parole d’Osez le Féminisme ! (OLF) ; Bedriye Akyol, Union des femmes socialistes (SKB) ; Irène Ansari, coordinatrice de la Ligue des femmes iraniennes pour la démocratie (LFID) ; Ana Azaria, Femmes égalité ; Flor Beltran, Las Rojas, collectif de femmes immigrées latines ; Claire Charlès, présidente des Effronté-e- s ; Jacqueline Francisco, secrétaire du SNPES-PJJ FSU ; Murielle Guilbert, déléguée nationale de l’Union syndicale Solidaires ; Dominique Guillen-Isenmann, présidente de la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF) ; Nelly Martin, présidente de la Marche mondiale des femmes (MMF) ; Catherine Perducat, Planning familial 94 ; Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) ; Muriel Salmona, présidente de Mémoire traumatique ; Shengul, du Mouvement des femmes kurdes de France (TJK-F) ; Céline Thiebault-Martinez, présidente de la Coordination française pour le lobby européen des femmes (CLEF) ; Michèle Vitrac, présidente d’Elu·es contre les violences faites aux femmes (ECVF).

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