(tribune collective) Perpignan : pour la liberté d’expression, contre l’extrême droite

À Perpignan, Josie Boucher, militante antiraciste, est poursuivie en justice par Louis Aliot, pour avoir qualifié son parti de « fasciste ». Suite à sa mise en examen, un large ensemble de personnalités, partis et syndicats lui témoigne son soutien, face à cette mise en péril de la liberté d'expression par « cette nouvelle tentative de censurer celles et ceux qui militent pour l’émancipation, et contre l’extrême droite, dont on connaît l’hostilité fondamentale aux libertés politiques, sans lesquelles la démocratie n’est qu’un mot creux ».

Maire de Perpignan, Louis Aliot avait déposé il y a quelques mois une plainte pour « injure publique » contre Josie Boucher, militante associative, syndicale et politique, très active localement dans les mobilisations contre le racisme et le colonialisme. Josie Boucher vient d’apprendre sa mise en examen par la vice-présidente chargée de l’instruction au tribunal judiciaire de Perpignan, pour « injure publique envers un corps constitué », en l’occurrence la commune de Perpignan.

Que lui reproche le récent candidat à la présidence du Rassemblement national (RN) ? Avoir déclaré début mars 2022, lors d’un rassemblement en soutien aux réfugié·es ukrainiens, que « les réfugiés ukrainiens n’ont pas grand-chose à attendre des fascistes ». Cette déclaration, de la part d’une militante engagée depuis des années pour un accueil digne des migrant·es, peu importe leur origine, répondait à la campagne de communication lancée par Louis Aliot visant à s’ériger en grand ami et protecteur des Ukrainien·nes victimes de la guerre. Celui-ci avait poussé l’opportunisme jusqu’à aller lui-même en Pologne pour rapatrier 113 réfugié·es ukrainien·nes. Il est vrai que, suite à l’invasion russe de l’Ukraine et alors que le RN était en pleine campagne présidentielle, le parti de Louis Aliot devait impérativement faire oublier les liens entretenus depuis bien longtemps avec Vladimir Poutine. Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen avait d’ailleurs dû modifier en urgence son matériel de campagne puisqu’on y voyait une photo de Marine Le Pen, très fière d’apparaître en compagnie du président russe pour prouver sa stature internationale.

La déclaration de Josie Boucher permettait de rappeler l’hypocrisie de Louis Aliot et de son parti, celui-ci n’ayant cessé depuis 50 ans de marteler des discours anti-immigration et anti-réfugiés, rendant les immigré·es responsables de tous les problèmes sociaux imaginables (chômage, délinquance, échec scolaire, etc.) et s’étant systématiquement opposé à l’accueil des réfugié·es. D’ailleurs, à l’été 2021, seulement quelques mois avant son opération de communication sur le dos des réfugié·es ukrainien·nes, Louis Aliot s’était violemment opposé à l’accueil de réfugié·es afghan·es en affirmant : « Je ne vois pas comment nous accueillerions des Afghans à Perpignan alors que nous sommes incapables de gérer les migrants qui peuplent déjà nos rues et saturent nos hébergements d’urgence ». Il semblerait donc que sa perception de la capacité de la ville de Perpignan à accueillir des réfugié·es ait subitement et radicalement évolué, ou plus sûrement que la solidarité soit chez lui – comme d’ailleurs dans toute la droite française, Macronie incluse – à géométrie variable, selon l’origine, la religion ou la couleur de peau des réfugié·es, mais aussi selon les profits politiques que l’on peut espérer engranger en affichant publiquement sa solidarité.

Mais c’est surtout le fait d’être qualifié de « fasciste » qui a suscité la colère du dirigeant d’extrême droite. Œuvrant depuis plus de dix ans à « dédiaboliser » son parti, en plein accord avec Marine Le Pen et avec la complicité d’une bonne partie des « grands » médias et des forces politiques, Louis Aliot ne supporte pas d’être renvoyé à une catégorie qui a longtemps collé à la peau du FN, du fait de son histoire, de ses alliances internationales, mais aussi de ses discours et de ses propositions. Les dirigeants du FN/RN sont d’ailleurs coutumiers de ces tentatives de bâillonner leurs opposants puisque Marine Le Pen avait tenté de faire condamner Jean-Luc Mélenchon lorsque celui-ci, en 2011, l’avait qualifiée de « fasciste ». Elle avait perdu un premier procès puis avait été déboutée aussi bien en appel qu’ensuite par la Cour de cassation, celle-ci jugeant que les propos de Jean-Luc Mélenchon, « exprimant l’opinion de leur auteur, dans le contexte d’un débat politique, au sujet des idées prêtées au responsable d’un parti politique, ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression ».

Car c’est bien de liberté d’expression qu’il s’agit et il est savoureux de voir Louis Aliot et Marine Le Pen utiliser la voie judiciaire pour interdire à leurs opposants de les qualifier de fascistes, tout en passant un temps considérable, dans les médias, à contester le « politiquement correct » au nom même de la liberté d’expression, affirmant sans cesse qu’ « on ne peut plus rien dire ». Voilà donc une forme singulière de cette « cancel-culture » dont les droites et extrêmes droites agitent le spectre en permanence en prétendant que la gauche, les féministes ou les antiracistes voudraient abolir la liberté d’expression : interdire certaines catégories politiques au nom du fait qu’elles seraient injurieuses. Il y a là une bataille de grande importance, où il nous faut affirmer avec force que ce n’est pas à la justice de décider quelle notion est la plus pertinente pour qualifier l’idéologie promue par Louis Aliot et le FN/RN. Cela relève d’un débat pleinement légitime, non seulement entre historien-nes ou entre politistes, mais aussi entre citoyen-nes et entre forces politiques.

D’autant plus que, sur le fond, serait-ce injurieux de rappeler que le FN fut fondé en 1972 à l’initiative du principal groupuscule néofasciste français de l’époque, à savoir Ordre nouveau, et que la plupart des premiers hommes forts du FN furent d’ex-collaborationnistes (tels que Victor Barthélémy), d’anciens Waffen-SS (Pierre Bousquet) ou encore des militants passés par l’OAS, une organisation terroriste ? Devrait-on s’empêcher de rappeler que Louis Aliot a rejoint le Front national en 1990, dans ces années où Jean-Marie Le Pen multipliait les déclarations antisémites et racistes, mais aussi des propos visant à banaliser les crimes commis par les nazis (le fameux « point de détail » que constitueraient les chambres à gaz dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale) ? Devrait-on s’interdire d’évoquer le fait qu’il n’a jamais songé à quitter le FN malgré les nombreuses condamnations judiciaires de son principal dirigeant pour « apologie de crimes de guerre », « banalisation de crimes contre l’humanité », « antisémitisme insidieux » ou encore « provocation à la haine, à la discrimination et à la violence raciale » ? Doit-on enfin s’abstenir d’évoquer les liens du RN actuel avec des militants identitaires ou d’anciens dirigeants non repentis du GUD (Frédéric Chatillon et Axel Loustau), mais aussi la présence maintenue en son sein de vieux dirigeants historiques ayant des liens avec la sphère soralienne (Bruno Gollnisch), connus pour des déclarations négationnistes (Jean-François Jalkh) ou sympathisants d’un groupuscule philo-nazi (Gilles Pennelle) ?

L’initiative de Louis Aliot s’inscrit dans la nouvelle phase de normalisation du FN/RN, dans laquelle nous sommes entrés avec l’élection de 89 député·es d’extrême droite. Les propos tenus récemment en plein hémicycle par l’un de ces élus, Grégoire de Fournas, sont venus rappeler à tou·tes celles et ceux qui voulaient l’oublier que le racisme est au cœur de l’idéologie du FN/RN, quoi qu’en dise sa principale dirigeante et peu importe les formes « respectables » qu’elle cherche à lui donner. Bien sûr, le FN/RN n’a pas le monopole du racisme et de la xénophobie dans le champ politique, mais ce parti en constitue la pointe la plus acérée, celle qui promet avec le plus d’énergie et de constance de redonner à la nation son « identité » et sa « grandeur » en remettant les minorités et les immigré·es « à leur place », au profit des « vrais nationaux » (« Les Français d’abord »). On ne saurait avoir aucune illusion concernant le parti de Marine Le Pen, Jordan Bardella et Louis Aliot : rebaptisé Rassemblement national, il n’a pas changé. Il s’agit toujours d’une organisation d’extrême droite, qui cherche depuis des décennies à remodeler et actualiser le vieil héritage du fascisme français.

Nous nous tenons donc fermement du côté de Josie Boucher, à la fois pour la liberté d’expression, mise en péril par cette nouvelle tentative de censurer celles et ceux qui militent pour l’émancipation, mais aussi contre l’extrême droite, dont on connaît l’hostilité fondamentale aux libertés politiques, sans lesquelles la démocratie n’est qu’un mot creux.

Signataires :

  • Personnalités :
    Olivier
    Azam (réalisateur),
    Ludivine
    Bantigny (historienne),
    Irène
    Bonnaud (metteuse en scène et traductrice),
    Manuel
    Cervera-Marzal (sociologue),
    Pierre
    Dardot (philosophe et universitaire),
    Laurence
    De Cock (historienne),
    Cédric
    Durand (économiste),
    Bernard
    Friot (économiste),
    Fanny
    Gallot (historienne),
    Franck
    Gaudichaud (professeur des universités à l'université de Toulouse),
    Liliane
    Giraudon (poétesse),
    Alain
    Guiraudie (cinéaste),
    Samuel
    Hayat (chercheur au CNRS),
    Razmig
    Keucheyan (sociologue),
    Aurore
    Koechlin (sociologue),
    Stathis
    Kouvélakis (philosophe),
    Mathilde
    Larrère (historienne),
    Olivier
    Le Cour Grandmaison (universitaire),
    Michael
    Löwy (directeur de recherches émérite au CNRS),
    Henri
    Maler (philosophe)Maguy Marin (chorégraphe),
    Gérard
    Mordillat (cinéaste et écrivain), Olivier Neveux (universitaire),
    Stefano
    Palombarini (économiste),
    Willy
    Pelletier (sociologue),
    Enzo
    Traverso (historien),
    Eleni
    Varikas (professeure émérite à l'Université de Paris 8),
    Jean-Claude
    Zancarini (italianiste),
    Michelle
    Zancarini-Fournel (historienne)

  • Syndicats :
    Simon
    Duteil (co-délégué-es de l'Union syndicale Solidaires),
    Murielle
    Guilbert (co-délégué-es de l'Union syndicale Solidaires),
    Philippe
    Martinez (secrétaire confédéral CGT),
    Anthony
    Smith (responsable syndical au Ministère du travail),
    Benoît
    Teste (secrétaire général de la FSU)

  • Associations et collectifs :
    Raphaël
    Arnault (La Jeune Garde),
    Saïd
    Bouamama (sociologue et militant antiraciste au Front uni des immigrations et des quartiers populaires / FUIQP),
    Lou
    Chesné (porte-parole d'Attac France),
    Christian
    Delarue (militant antiraciste et altermondialiste),
    Nacer
    El Idrissi (Président du Réseau association des travailleurs maghrébins de France / ATMF),
    Jean-Baptiste
    Eyraud (porte-parole du Droit au logement),
    Camille
    Gourdeau (co-présidente de la Fédération des associations de solidarité avec tou·te·s les immigré·e·s / FASTI),
    Pierre
    Khalfa (Fondation Copernic),
    Dominique
    Noguères (vice-présidente de la Ligue des droits de l’Homme),
    Alice
    Picard (porte-parole d'Attac France),
    Omar
    Slaouti (militant antiraciste et élu municipal à Argenteuil),
    Pauline
    Tétillon (co-présidente de Survie),
    Marie-Pierre
    Vieu (co-présidente de la Fondation Copernic)

  • Partis :
    Gaëlle
    Backer (Union communiste libertaire),
    Olivier
    Besancenot (porte-parole du NPA),
    Manuel
    Bompard (député LFI),
    Frédéric
    Borras (LFI 31),
    Marlène
    Collineau (adjointe à la maire de Nantes, GDS),
    Gérard
    Filoche (porte-parole de la GDS),
    Jean-Marie
    Fouquer (ENSEMBLE! Rouen),
    Jean-Yves Lalanne (maire de Billère, GDS),
    Danièle
    Obono (députée LFI), Renée Olender (GDS 66),
    Jean-François
    Pellissier (porte-parole d’ENSEMBLE!),
    Christine
    Poupin (porte-parole du NPA),
    Philippe
    Poutou (porte-parole du NPA),
    Pablo
    Rauzy (Union communiste libertaire)
    Aurélie
    Trouvé (députée LFI).


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