Les Utopiques

Les Utopiques est une publication Solidaires mais ouverte aux mouvements sociaux, à des camarades d’autres organisations syndicales, à des militants et militantes d’autres pays. Ce sont des Cahiers de réflexions qui couvrent l’ensemble du champ syndical. C'est un espace autonome de réflexions, avec des textes très majoritairement rédigés par des syndicalistes. Un outil de réflexion individuelle et collective, des articles qui permettent de prendre du recul vis-à-vis de l’actualité militante mais qui nourrissent celle-ci.

A l’approche du 8 mars, nous vous partageons un extrait du cahier n°14 Syndicalisme et Féminisme article “ Sortir de l’invisibilité des travailleuses dans la crise du covid 19 … et après. ” écrit par Corinne Mélis.

DIVISION DU TRAVAIL ET OPPRESSIONS IMBRIQUÉES

Les métiers du soin (du care) dont la crise sanitaire montre combien ils sont socialement utiles, sont essentiellement occupés par des femmes (87% pour l’aide à la personne). Ils sont dévalorisés, symboliquement et matériellement, comme le prolongement dans la sphère professionnelle de qualités supposées féminines, relevant du travail domestique et reproductif.
C’est également le cas des emplois liés au commerce et au nettoyage quand ils sont occupés par des femmes. Dans les bassins d’emploi d’installation ancienne ou plus récente de populations immigrées, les emplois d’aide à domicile, agentes des services hospitaliers(ASH), personnel des EHPAD, nettoyage des bureaux et des hôtels, caissières… sont massivement occupés par des migrantes, et souvent par des descendantes de migrant·es, d’Afrique du nord et d’Afrique sub-saharienne.
Des recherches universitaires et de statistiques publiques ont montré la façon dont le marché et le monde du travail sont structurés par une segmentation du marché du travail et une ségrégation professionnelle sexiste, raciste et classiste. Celle-ci concentre les femmes dans seulement 12 familles de métiers sur 86 ; par effet d’assignation identitaire fondée sur des stéréotypes raciaux, de discrimination directe et indirecte et d’exploitation des vulnérabilités sociales, elle réduit encore le panel pour les femmes racisées, étrangères ou Françaises. Le secteur du nettoyage, en particulier dans la sous-traitance, et de l’aide à la personne, singulièrement de l’emploi domestique, sont éloquents à cet égard. Les migrantes composent par exemple 31% des personnels de l’aide à la personne en 2017, et l’on peut en profiter pour noter que nombre d’entre elles vivent des situations de déclassement social par non-reconnaissance de diplôme obtenus dans les pays de départ et/ou de discrimination à l’embauche. Dans tous ces secteurs, les « sans-papières » sont particulièrement en risque de surexploitation, de conditions de travail dégradées et de violences sexistes dans leur milieu de travail.

couverture du n°14 des Utopiques - syndicalisme et féminisme - été 2020

Les filles d’immigrées sont un peu mieux loties sur le plan de l’emploi, notamment lorsqu’elles ont fait des études, et parce que la nationalité française leur permet d’entrer dans la Fonction publique. Mais la persistance des inégalités d’accès au marché du travail liées à l’origine continue d’être démontrée par plusieurs études et notamment l’enquête de référence TeO « Trajectoires et Origines » réalisée par l’INED et l’INSEE en 2008, et dont une seconde édition est en cours de réalisation. L’enquête du Défenseur des droits « Accès à l’emploi et discriminations liées à l’origine », en septembre 2016, rapporte que de très nombreux jeunes d’origine étrangère se trouvent exclu·es des différentes sphères d’intégration sociale, économique et culturelle et que « toutes choses égales par ailleurs, les hommes sans ascendance migratoire directe ont toujours plus de chances d’accès à l’emploi et de meilleurs salaires […] Quelle que soit leur origine, les femmes sont les plus pénalisées. » Mais ce sont tout de même les femmes « d’origine extra-communautaire », dans les faits, inscrites dans les histoires migratoires coloniales et post-coloniales, qui sont le plus discriminées. Comment nos organisations syndicales s’emparent-elles de ces questions ?

En l’occurrence, les secteurs majoritaires (mais évidemment non exclusifs) d’insertion de ces femmes dans l’emploi sont aussi ceux où l’implantation syndicale est la plus faible, et où l’activité syndicale est une vraie prise de risque face à la violence managériale et au licenciement. Avec un taux global de syndicalisation en France de 10,8% en 2016, on compte 19,4% de syndiqué.es dans la Fonction publique, et seulement 8,4% dans le secteur privé et associatif, essentiellement dans les grandes entreprises. En outre, les enquêtes confirment que le temps partiel et les contrats précaires sont de vrais freins à la syndicalisation, tandis que la peur de perdre son emploi est décisive dans la décision de s’engager ou non.
Et il est vrai qu’isolement, harcèlement, licenciements, sont des pratiques patronales courantes, en face desquelles les syndicalistes sont plus ou moins outillé·es, selon le type d’emploi qu’ils/elles occupent, et la protection légale et syndicale dont ils/elles bénéficient. Syndicalisation et activité militante, dans un contexte d’affaiblissement des droits syndicaux, peuvent devenir une gageure. C’est notamment le cas dans les secteurs où travaillent les immigré·es, et beaucoup de leurs descendant·es.
Mais certain·es s’engagent dans des luttes liées au travail, dans un souci de dignité et de justice sociale, malgré la violence des rapports de travail, le manque de moyens syndicaux, les doubles ou triples journées pour les femmes, des situations administratives et sociales précaires… Les luttes dans le nettoyage (depuis Arcade/Accor en 2002 jusqu’à celles plus récentes d’Ibis et d’Onet), ou encore d’assistantes maternelles de la ville de Paris, le montrent et bousculent dans le même temps la figure archétypique du syndicaliste et des terrains de luttes légitimes et prioritaires.
Qu’en faisons-nous dans nos débats, nos revendications et nos pratiques ? Qu’aurions-nous à gagner à nous approprier une praxis intersectionnelle ? C’est un travail à construire par et avec les premières concernées .
Les chercheuses et collectifs développant une analyse intersectionnelle des rapports de pouvoirs dans la France actuelle interrogent l’ensemble du mouvement social, féminisme et syndicalisme inclus. Elles s’inscrivent dans une histoire déjà ancienne, mais peu connue, de luttes et de production de savoirs, par les premiè·res concerné·es, visant à la reconnaissance de dominations multidimensionnelles et interconnectées, diversement combinées selon les situations dans lesquelles elles s’actualisent.
Les discussions sont nombreuses autour du concept d’intersectionnalité et de son usage, mais a minima, il sert à penser la lutte pour la justice sociale dans toutes ses dimensions.